Interview de Thomas Jeunet par Marie-Émilie Fourneaux, critique d’art (AICA) et journaliste (Beaux Arts Éditions, Connaissance des Arts,…)

C'est une peinture contemporaine aborigène qui vous a donné en 2012 l’envie de peindre. Cette acrylique sur toile, intitulée Rêve de Tjunginpa à Tjunginpa, nord-ouest de Kintore, a été peinte en 1996 par l’artiste Mick Namarari Tjapaltjarri. Comment expliquez-vous ce déclic ?

Cette toile, découverte au hasard d’une visite au musée du Quai Branly, m’a saisie dans tout son mystère. À mesure que je m’approchais de la vitrine qui forme aujourd’hui son écrin dans un doux halo de lumière tamisée, ses couleurs éclatantes se sont révélées. Du jaune orangé et du rouge issus de pigments purs, dans une touche pointilliste héritière d’une tradition séculaire. À chaque fois que je la vois, elle exerce le même pouvoir d’attraction sur moi. Une fascination que je ne m’explique pas encore tout à fait, qui tient sûrement à la magie de l’art... J’ai énormément voyagé dans ma vie, dans plus de 80 pays, mais jamais encore en Australie. Cette toile m’a finalement amené vers un continent inexploré, non pas sur cette planète, mais en moi. Elle m’a poussé à peindre à un moment très particulier de ma vie, peu de temps avant la naissance de mon fils aîné.

 

Votre toute première toile, Indigenous tribe, Infinite Sun, s’en inspire directement…

J’ai en effet tenté d’y reproduire cette vibration si particulière, hypnotique, comme une ode solaire à la joie, à l’énergie. Cette toile est comme mon œuvre-totem, le début d’une histoire. J’ai repris par la suite cette technique pointilliste dans Oasis, un format rectangulaire, assez structuré, dont l’immensité bleutée serait traversée par une ligne d’horizon obscur d’où jaillirait une oasis jaune, lumineuse. Elle raconte un beau voyage dans le désert, une odyssée de la couleur. J'ai eu la chance, au fil de ma carrière, de découvrir le monde à un rythme soutenu, parfois trop effréné, me retrouvant d’une semaine sur l’autre au fin fond de la Russie à moins 25 degrés, puis au milieu du désert à 35 degrés en plein hiver. Tous ces paysages m’ont imprégné en inscrivant en moi une infinité de palettes, dont la somme a certainement produit ce déclic. Les petits miracles sont partout, il suffit de se laisser guider par son intuition.  

 

D’emblée vous avez travaillé à partir de pigments naturels, ayant été fasciné par l’intensité des couleurs mais aussi par leur dimension tellurique. Pensez-vous que cet attrait provienne de votre enfance passée dans les volcans d’Auvergne ?

Inconsciemment, il y a sans doute quelque chose de très fort. Je retiens surtout les balades en forêt, les lacs, les vignes sur la route des Grands Crus entre Dijon et Beaune en Bourgogne où j’ai vécu également. En Auvergne, la maison familiale est entourée de champs, au bout d’un chemin de terre, sur l’un de ces monts où j’ai fait tant de randonnées, comme dans les Alpes ou dans les Pyrénées. Ce rapport à la nature a émaillé mon enfance. C’est elle qui m’inspire au fil des saisons. L’été est pour moi fondamentalement lié au bleu, et l’automne au jaune, à l’orangé et au rouge, trio que j’ai toujours adoré. Chacune de mes séries dédiées a son langage formel, sa forme de récit. En parallèle à ces créations toutes personnelles, je trouve aussi l’inspiration dans les œuvres de Miró, Soulages, Klein,…

 

Vos parents vous ont-ils sensibilisé à la peinture dans votre jeunesse ?

En tant que directeur du site de production Volvic en Auvergne, mon père concevait, comme un architecte, les aménagements techniques et les agrandissements de l’usine. Je l’ai perdu à l’âge de 7 ans mais le revois parfaitement, assis devant sa table à dessin, à faire des plans. Ma demi-sœur, qui a 15 ans de plus que moi, a quant à elle fait les beaux-arts de Paris, à l’issue desquels elle est devenue architecte d’intérieur. Leur parcours a forcément dû avoir une influence sur moi puisqu’enfant, j’adorais dessiner des perspectives, des maisons en trois dimensions… C'était ce côté très formel qui m’intéressait. Ma mère quant à elle, en tant que professeure d’anglais, m’a ouvert à l’international en me faisant faire des séjours linguistiques à l’étranger, ainsi que ma Terminale aux États-Unis. Autant de prémices à ma carrière internationale et ma découverte du monde.

 

Quels sont vos premiers souvenirs liés à l’art ?

Ce sont d’abord des espaces qui m’ont impressionné. Je devais avoir 11 ans lorsque j’ai visité le MoMA à New York. J’ai été frappé par le gigantisme des lieux abritant des œuvres souvent hors normes elles aussi, alors que l’architecture extérieure du bâtiment ne semblait, paradoxalement, pas démesurée. C’est donc ce rapport au volume qui m’attire dans un premier temps. D’ailleurs, que ce soit dans les musées de Berlin, Copenhague, Varsovie ou Prague, j’ai toujours été fasciné par les sculptures aux dimensions monumentales (la mythique petite sirène à Copenhague d’Edvard Eriksen, l’homme suspendu de David Cerny à Prague représentant Sigmund Freud ou encore la « Berlin Junction » de Richard Serra, œuvre chargée d’histoire). Mon intérêt pour la peinture vient un peu plus tard, à mon installation à New York en 2006. Je vis alors sur la 82e rue, celle qui remonte jusqu’à l’entrée du Met dont l’immense hall me replonge instantanément dans mes impressions d’enfance. Dans les boutiques Cartier du réseau nord-américain, dont je forme alors le personnel, et dans des appartements privés loués pour des événements VIP, je côtoie des œuvres exceptionnelles signées notamment Pollock ou Soulages. Le pas-de-côté, le génie de ces artistes abstraits me séduit, tout comme le souci du détail et le paradoxe des représentations chez les surréalistes.

 

Vous appréciez Miró, Klein, Pollock, Rothko ou encore Soulages. Ont-ils été comme des guides dans votre exploration de la matière et du mouvement ?

Entre 2012 et 2020, à une période où je voyageais énormément, j’ai dû faire six ou sept toiles, souvent d’après des coups de cœur en effet. Certaines sont inspirées de Pollock, une série que j’ai intitulée Explosion of colors et que je poursuis aujourd’hui à titre expérimental. Les Smashed numérotées de 1 à 7, tout d’abord fondées sur du jaune de Naples appliqué en sous-couche, se sont faites de plus en plus contrastées, passionnées avec l’usage du rouge, du noir, du blanc et du bleu jaillissant dans un tourbillon. Smashed 6 (2024), dans un format à la « Rothko », se fait plus structurée avec sa composition « cadres dans le cadre » qui m’est chère depuis quelque temps. L'art abstrait a cela de magnifique qu’il peut être interprété de manière toute personnelle. Les œuvres que j’ai faites d’après Miró, suite à une exposition lui étant consacrée, sont comme des souvenirs que j’ai activés et rendus vivaces par la peinture. Il faut dire que je partage avec cet artiste une fascination pour le bleu, tout comme avec Klein et son IKB breveté. Pour exprimer ce lien, j’ai réalisé un triptyque leur rendant hommage, en m’inspirant des Bleu I, II, III que Miró réalise en 1961. Mes trois œuvres (Le grand bleu Miro X Klein I, II, III) sont à base de pigments épais pour des toiles texturées, réhaussées de touches de peintures à l’huile qui tranchent avec ces fonds monochromatiques. J’y exprime à ma manière le fait que tout artiste est imprégné, consciemment ou non, des créations d’autres artistes, tout comme Miró, Rothko ou Pollock pouvaient s’infuser mutuellement.

 

Qu’est-ce qui vous attire tant chez eux ?

Chez Rothko, c’est sa plongée dans les couleurs, son application de couches successives les rendant vibrantes, presque mouvantes et enveloppantes pour les spectateurs. Chez Klein et Soulages, c'est leur capacité à explorer toutes les variations d’une même couleur, cette ascèse, pour ainsi dire, dans leur démarche qui confine à un certain absolu. Soulages m’a aussi inspiré dans la composition de mes toiles les plus récentes. Sa manière de jouer avec la lumière de son « outrenoir », ses teintes tirant sur le cuivre ou le bronze, et surtout la structuration de ses grands formats par son travail de la matière m’ont inspiré ce que j’appelle le « rubriquage » de mes toiles. J’y raconte une histoire comme par chapitres dans Gabriel, architecte des couleurs (2022) ou Autumn lights (2024). Je travaille actuellement à une nouvelle toile sur ce principe, cette fois autour de mon fils aîné Louis et de sa naissance en 2012, dans une évocation abstraite de cette année si particulière où je suis né à la fois en tant que papa et en tant que peintre.

 

Comment votre démarche et votre technique ont-elles évolué ?

Le confinement m’a permis d’accélérer mon rythme de création. J’ai continué d’expérimenter différentes techniques comme le pointillisme ou le dripping, mais aussi le relief à partir de couches d’huile ou de pigments que je prends plaisir à dénicher sur des marchés ou dans des carrières d’ocre comme en Provence. J’ai fait un tas d’essais, les mélangeant au médium pour obtenir une texture tantôt lisse, tantôt très en matière, parfois directement sur mes toiles. J’ai aussi mêlé le crayon au fusain, testé les rendus selon la lumière et le temps de séchage, créé du volume à partir de tissu ou de pâte de modelage,… J’ai aussi appris, par le dessin d’observation, comment rendre le modelé et les ombres d’un objet ou d’un visage. J’ai ainsi approfondi mes recherches plastiques jusqu’à trouver mon propre langage formel et ma voix, celle qui raconte l’extraordinaire beauté du monde et célèbre la vie.

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Par Agathe Anglionin, curatrice et critique d'art